Aujourd’hui, je ressors de mon tiroir un article que j’ai écrit en 2022 sans jamais le publier. Il y a 2 ans, ce sont les critiques acerbes et malhonnêtes à l’encontre de la journaliste antiraciste Rokhaya Diallo qui m’ont inspiré cet article. J’avais remarqué à travers ces critiques que c’étaient toujours les mêmes stratégies et techniques de manipulation qui étaient employées pour nier notre expérience du racisme et pour délégitimer nos luttes.
Evidemment, ce déni n’a jamais cessé d’exister en France mais l’actualité politique actuelle font que j’y suis trois fois plus confrontée sur les réseaux sociaux et les médias. J’ai donc décidé de réactualiser cet article et de le publier aujourd’hui. Je voulais l’introduire par une citation très percutante entendue dans l’épisode Le déni, French touch du racisme ? du podcast Kiffe ta race.
« Le déni est un discours dont le but est la négation, banalisation ou justification du racisme, souvent accompagné d’une accusation de radicalisme, d’extrémisme voire de séparatisme et d’une inversion de la charge du racisme » (Reza Zia-Ebrahimi, historien)
« Vous voyez du racisme partout » / « Je ne vois pas les couleurs »
Il y aurait d’un côté les gentils qui ne parlent jamais de racisme et ne voient pas les couleurs et d’un autre côté, les méchants antiracistes obsédés par les races et la couleur de peau qui en parlent à longueur de journée. Parfois, les gens vont jusqu’à sous-entendre que les victimes de racisme, en parlant sans cesse de couleur de peau ou de races, créeraient elles-mêmes des hiérarchies entre les êtres humains.
C’est une manière très fourbe de nier notre expérience du racisme. Comme je l’expliquais dans cet article, nous vivons dans une société qui nous ramène constamment à notre couleur de peau à notre dépend mais qui nous reproche d’en parler ! Quand on est Noir et qu’on a grandi dans une société majoritairement blanche comme moi, on apprend dès le plus jeune âge à se définir comme une personne noire parce qu’on nous rappelle constamment que nous le sommes. « Tu viens d’où ? », « t’es de quelle origine ? », les perpétuelles remarques sur ton corps et ta culture africaine, les questions qu’on te pose sur toutes les personnes noires au monde comme si tu en étais l’ambassadeur ou l’ambassadrice, la manière d’interpréter tes comportements en fonction de ta couleur de peau, le moment où tu réalises que les personnes noires comme toi ont moins de chance d’avoir un emploi ou un logement, et ainsi de suite. Tout ça fait partie de ton quotidien !
Malheureusement, nous n’avons pas le luxe qu’ont les personnes blanches de ne pas penser à notre couleur de peau. Cela étant dit, les phrases du type « vous voyez du racisme partout », « vous ramenez tout à votre couleur de peau » ou « je ne vois pas les couleurs » ne servent qu’à nous culpabiliser de raconter notre vécu et de dénoncer le racisme qui le sous-tend. Il s’agit un procédé employé sciemment ou pas pour nous réduire au silence afin de maintenir un semblant d’égalité auquel les gens croient aveuglement.
« Vous vous victimisez tout le temps »
Cette phrase m’hérisse particulièrement le poil puisqu’elle insinue que les personnes non blanches prennent un malin plaisir à se faire passer pour des victimes qu’elles ne sont pas.
J’ai souvent entendu cette phrase pour remettre en cause des cas de racisme ordinaire. Car pour beaucoup de personnes, il n’est légitime de parler de racisme que lorsqu’il y a eu des morts, des violences physiques ou verbales extrêmes ou des actes de discrimination très explicites. Tout le reste ne serait que détail auquel il ne faudrait pas prêter trop d’importance au risque de passer pour un trouble-fête ou un wokiste. C’est encore une fois mal comprendre la complexité du racisme. Je vous renvoie pour cela à mon article où j’explique ce qu’est le racisme. L’altérisation, l’infériorisation et la déshumanisation des personnes noires passent également par le fait de ne jamais se voir à la télévision ou dans les livres dès l’enfance, par le fait de se voir réduit ou réduite à un stéréotype dans les médias, par le fait d’être une catégorie à part en cosmétique, par des blagues dévalorisantes et j’en passe. Toutes ces expériences, qui peuvent paraître « insignifiantes » au premier abord, finissent par créer un sentiment de mise à l’écart ou d’infériorité, d’où l’intérêt de fonder une société plus inclusive. De surcroît, il est important de remonter à la source de toutes ces expériences pour se rendre compte qu’elles sont le fruit d’une histoire esclavagiste et coloniale que nous ne voulons perpétuer sous aucun prétexte.
Deuxièmement, cette phrase dénote selon moi une certaine naïveté de la part de celles et ceux qui la prononcent. Ces derniers imaginent que le racisme est toujours limpide et décomplexé. J’aurais préféré qu’il en soit ainsi car cela aurait facilité la tâche de tous les militants antiracistes mais en vérité, à l’heure où le racisme est puni par la loi et moralement condamnable, les racistes sont contraints d’emprunter des voies détournées pour commettre leurs actes. Ajoutons à cela que beaucoup commettent des actions racistes inconsciemment parce qu’ils ont assimilé des représentations racistes sans s’en rendre compte. Néanmoins, bien que la plupart du temps le racisme intervienne de manière dissimulée, les victimes de racisme développent en général un super-pouvoir pour le détecter. Ce super pouvoir s’appelle l’expérience ! Je vais prendre un exemple personnel. Je sais qu’il est déjà arrivé à plusieurs personnes noires de mon entourage et que je suis sur les réseaux sociaux d’être confondues avec d’autres personnes de la même couleur de peau (qui ne leur ressemblaient pas du tout) sur leur lieu de travail. Cette récurrence n’est à mon sens pas anodine, c’est un biais raciste qui conduit à mettre les personnes noires dans un même panier quand bien même elles n’auraient rien à voir les unes avec les autres. Si demain la même expérience venait à m’arriver, je n’ai pas besoin que la personne à l’origine de cette confusion me confesse qu’elle s’est trompée parce qu’elle était en face de deux femmes noires. Je le sais par expérience, je ne me victimise pas. Bien entendu, il existe une possibilité que cette personne nous ait confondue pour une toute autre raison mais même dans ce cas-là, parler de victimisation est erronée. En effet, la victimisation induit une forme d’exagération et de manipulation tandis qu’ici, il s’agit d’un sentiment légitime basée sur une expérience réelle.
« Et le racisme anti-blanc ? »
Cette fausse question est généralement posée pour détourner l’attention du racisme que subissent les personnes non blanches en vue de mieux se concentrer sur ce qui serait un réel problème oublié : le racisme anti-blanc. Encore une fois, nous sommes face à une incompréhension totale de ce qu’est le racisme. Le racisme désigne un système d’oppression précis qui prend sa source dans des théories élaborées à partir du 16ème siècle en Europe hiérarchisant des races et élevant la race blanche au rang de race supérieure. Ces théories se sont traduites par la mise en esclavage et la colonisation de populations non blanches jugées inférieures. Cette longue histoire a profondément façonné les rapports de pouvoir dans nos sociétés modernes à tel point que les personnes blanches continuent de jouir d’avantages et les autres personnes de désavantages du fait de cette racialisation.
Par conséquent, revendiquer l’existence du racisme anti-blanc est une tentative inconsciente ou pas de tordre cette histoire et de faire des opprimés des oppresseurs. Il peut y avoir de la haine ou de la rancœur envers les personnes blanches – qui sont d’ailleurs souvent en réaction au racisme que subissent les personnes non blanches – mais pas de racisme.
« Vous importez des concepts américains en France »
Cette phrase suppose que les expériences vécues par les personnes afro-américaines seraient totalement déconnectées de celles des personnes noires françaises. S’il est vrai que le racisme prend des formes différentes en fonction des pays dans lesquels il se déploie et de leurs histoires respectives, il garde des caractéristiques communes fortes. J’étais moi-même très surprise de constater que je pouvais m’identifier au vécu de personnes noires habitant en Colombie, au Brésil, en Argentine, etc.
Ainsi, en tant que victimes de racisme, nous puisons des concepts précieux dans la littérature antiraciste afroaméricaine car d’une part, ils décrivent notre réalité de personnes noires en France et d’autre part, il nous est primordial de poser des mots sur les réalités que nous vivons. Je vais encore une fois prendre un exemple personnel. Depuis toute petite, je suis confrontée à ce qu’on appelle « le colorisme » . Ce terme désigne une discrimination qui découle du racisme et qui consiste à classifier les personnes d’un même groupe racial (en l’occurrence les personnes noires) sur la base de leur pigmentation. Cependant, je n’ai pris conscience de cette réalité qu’à mon adolescence lorsque j’ai appris l’existence du mot « colorisme » popularisé par l’écrivaine afro-américaine Alice Walker et ce qu’il signifiait.
Si la recherche en France était beaucoup plus ouverte à la question du racisme, je suis convaincue que la littérature scientifique antiraciste française serait beaucoup plus abondante. Cela n’empêche que nous avons déjà de grands noms qui ont contribué à faire avancer la lutte antiraciste en France par leurs travaux : Aimé Cesaire, Frantz Fanon, Frank Lao, Fatima Ouassak, Jane et Paulette Nardal, Lilian Thuram, Maboula Soumahoro, Pap Ndiaye, Rachida Brahim, Sarah Mazouz, etc.
« La France, tu l’aimes ou tu la quittes »
Les Français non blancs n’auraient pas le droit de critiquer la France surtout si c’est pour dire que c’est un pays raciste, au risque d’être menacés de « rentrer chez eux ». Dans la tête de celles et ceux qui font ce genre de commentaires, il existe certes un peu de racisme en France mais nous pouvons très bien le supporter puisque ce n’est rien en comparaison de TOUT ce que la France fait pour nous. Dénoncer le racisme en France est par conséquent perçu par ces personnes comme une forme de désamour voire de haine envers la France ou d’arrogance. Ce commentaire insinue aussi que nous ne serions pas de citoyens et citoyennes comme les autres qui seraient légitimes de critiquer leurs pays. C’est quelque chose que j’ai clairement constaté à travers le traitement des personnalités noires en France. Elles sont appréciées à condition de ne faire trop de bruit, de dire merci à la France et de nier le racisme structurel qui sévit France.
J’aimerais par conséquent répondre que ce n’est pas trop demandé de vouloir vivre en France et d’être traité à égalité de ses concitoyens et concitoyennes blancs et blanches, que l’on ait la nationalité française ou pas. Revendiquer l’égalité et le respect ne devrait jamais être considéré comme une forme de radicalité, d’autant plus quand on vit dans un pays qui se proclame « le pays des droits de l’Homme ».

