Ces Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 sont l’occasion de vibrer ensemble et de nous émerveiller devant les exploits d’athlètes. Cependant, ils mettent également en lumière les différentes oppressions qui traversent le sport. Les exemples ne manquent pas : tenues sexistes des athlètes, interdiction du hijab pour les athlètes françaises, réflexions sexistes et racistes sur la chevelure de la gymnaste américaine Simone Biles, commentaires grossophobes contre la judokate française Romane Dicko et la rugbywoman américaine Ilona Maher, harcèlement transphobe à l’encontre de la boxeuse algérienne Imane Khelif, …
Je souhaitais aujourd’hui me concentrer sur le cas des athlètes noires dans la gymnastique artistique pour analyser le racisme, le sexisme et le classisme que peuvent subir ces femmes. Ces Jeux Olympiques et Paralympiques ont vu triompher trois femmes noires en gymnastique : Simone Biles (4 médailles), Rebeca Andrade (4 médailles) et Jordan Chiles (2 médailles). Il est donc intéressant à mon sens de se pencher sur les barrières qu’ont dû faire tomber ces femmes pour en arriver là.
La gymnastique, un sport élitiste et blanc

On entend parfois dire que le sport est universel car il rassemblerait les individus au-delà de leurs différences. Bon, ça c’est l’idéal mais la pratique est beaucoup plus compliquée. Des sociologues comme Pierre Bourdieu dans la Distinction (1979) ont étudié les pratiques sportives différenciées en fonction des classes sociales. Certains sports sont traditionnellement pratiqués par des classes dominantes en raison de leur coût, de l’accès aux infrastructures et des qualités recherchées. Pour ce dernier point, Pierre Bourdieu explique que les classes dominantes privilégient les sports esthétiques, grâcieux et sans contact direct. Cette analyse peut aussi s’étendre au genre et à la race. Dès l’enfance, on intègre l’idée qu’il y a « des sports de filles » et « des sports de garçons » mais aussi « des sports de blancs » et « des sports de noirs/d’arabes/d’asiatiques ».
La gymnastique s’est ainsi imposée comme un sport féminin, élitiste et réservé à des personnes blanches. L’inscription dans un club, l’achat du matériel, la formation intense, la participation à des compétitions, le caractère esthétique et artistique de ce sport, et la faible représentation de personnes noires sont autant d’obstacles qui pourraient empêcher une jeune femme noire pauvre de se projeter dans ce sport et de le pratiquer à un haut niveau. Pour preuve, ce n’est qu’en 1992 que Betty Okino et Dominique Dawes deviennent les deux premières femmes noires à concourir dans une équipe olympique de gymnastique américaine. Certes, la représentation ne fait pas tout mais elle a le mérite de briser certaines mythes et d’insuffler à des filles la confiance nécessaire pour se sentir légitimes de pratiquer un sport. Dans une interview pour NBC Sports en mai dernier, Dominique Dawes déclare :
« Je pense que pour certaines personnes, il est nécessaire de voir des personnes qui leur ressemblent pour semer cette graine d’inspiration et avoir ce rêve, et il n’y en avait pas. Chaque fois que je regardais la gymnastique, je ne voyais personne qui me ressemblait, donc je n’avais pas le sentiment d’être connectée ou inspirée pour devenir une gymnaste olympique. »
Le parcours de Betty Okino et Dominique Dawes a certainement ouvert la voie à d’autres gymnastes afro-américaines. Aux Jeux Olympiques de 2012, Gabby Douglas entre dans l’histoire en remportant la médaille d’or au concours général individuel. Elle sera très vite rejointe par Simone Biles qui est actuellement la gymnaste la plus récompensée de l’histoire.
Globalement aux États-Unis, la proportion des femmes noires dans la gymnastique progresse. En 2021, elles représentent près de 10 % des athlètes boursières au niveau de la Division I de la NCAA, soit une augmentation de 3 % par rapport à 2012.
Des normes corporelles racistes
En plus de toutes les barrières précédemment citées auxquelles peut être confrontée une jeune fille noire qui voudrait faire de la gymnastique, j’aimerais insister sur les normes corporelles imposées par ce sport qui sont profondément excluantes pour les corps noirs. L’apparence physique a en effet une importance capitale dans la gymnastique. Or, nous ne pouvons pas toutes être considérées comme belles dans ce domaine puisque la définition de la beauté y est particulièrement rigide (même si cela tend à évoluer). Il faut avoir un corps fin, enfantin, élégant et gracieux ; sinon on part avec des points en moins.
Les femmes noires se retrouvent souvent pénalisées face à ces standards de beauté parce que leurs corps ont tendance à être perçus comme trop forts, trop athlétiques, trop musclés, voire masculins à cause des stéréotypes raciaux. Ces mots de la gymnaste afro-américaine Jordan Chiles dans une interview pour NBC Sports en disent long :
« J’ai entendu des gens dire à mon sujet : “Oh, elle est tellement forte, elle ressemble à un homme”. […] Je suis puissante, mais je peux toujours être élégante parce que mon élégance peut venir de quelque chose de différent. Cela peut venir de la façon dont je pointe mes doigts, de la manière dont j’utilise mon menton… il y a de l’élégance chez tout le monde. »
Cela rappelle tristement la carrière de la patineuse artistique française Surya Bonaly qui a été privée de la médaille d’or aux championnats du monde de Chiba au Japon en 1994 parce que son corps ne correspondait pas suffisamment aux codes de la patineuse artistique.
La coiffure est un critère supplémentaire sur lequel les femmes noires se retrouvent souvent désavantagées, la norme étant d’avoir des cheveux lisses bien plaqués dans un chignon. Malheureusement, le racisme a décidé que les cheveux frisés et crépus étaient l’antithèse de la beauté, de l’élégance et du professionnalisme, c’est-à-dire tout ce que prône la gymnastique artistique. Cette norme capillaire contraint des gymnastes noires à se lisser les cheveux. Dans la même interview pour NBC Sports, la gymnaste américaine Shilese Jones en témoigne :
« Quand je suis allée aux camps pour la première fois, je venais avec mes cheveux tressés en chignon. […] On m’a dit : “Tu ne peux pas venir avec tes cheveux comme ça, ils doivent être lisses.” »
Dans la même veine, lorsque Gabby Douglas gagne la médaille d’or aux Jeux Olympiques de 2012, elle a été la cible d’une vague de critiques sur Twitter vis-à-vis de ses cheveux. Simone Biles reçoit le même traitement concernant ses cheveux, elle ne serait pas assez bien coiffée aux yeux des internautes. Des critiques auxquelles Simone Biles a brillamment répondu sur Instagram : « La prochaine fois que vous voulez commenter les cheveux d’une femme noire, juste, ne le faites pas ». Ces remarques sont symptomatiques de la pression esthétique que subissent les femmes noires. Dans ce cas présent, les gymnastes noires doivent redoubler d’efforts pour être performantes mais aussi pour être perçues comme belles.
La violence raciste
Enfin, en écrivant cet article, je suis tombée sur des cas de violence raciste vécus par des gymnastes noires qui leur rappellent qu’elles ne sont pas à leur place en tant que femmes noires.
J’attire tout d’abord votre attention sur cette vidéo datant de 2022, où l’on voit une jeune fille noire ignorée lors dune remise de médaille dans le cadre d’une compétition gymnastique à Dublin, contrairement à ses camarades blanches qui ont toutes été récompensées.
Deuxièmement, j’ai été révoltée en lisant un commentaire datant de 2013 de la gymnaste italienne Carlotta Ferlito à l’encontre de Simone Biles. Dans une interview, elle dit à propos de la gymnaste américaine : « J’ai dit (à ma coéquipière Vanessa Ferrari) que la prochaine fois, nous devrions nous peindre la peau en noir pour pouvoir gagner nous aussi ». Ce commentaire insinue que Simone Biles aurait été favorisée dans le milieu de la gymnastique du fait de sa couleur de peau comme si elle ne pouvait pas réussir du fait de ses compétences et de son travail. Par ce commentaire, Carlotta Ferlito réaffirme la norme blanche de la gymnastique et met en doute la légitimité des femmes noires à accéder à ce sport.
Pour conclure cet article, je dirais que l’une des forces du racisme réside dans sa capacité à exclure les personnes non blanches, en l’occurrence noires, d’espaces privilégiés sans passer par des formes de discrimination directe. Les facteurs qui éloignent les femmes noires de la gymnastique sont multiples et au croisement des oppressions de genre, de race et de classe. Bravo à toutes ces gymnastes noires qui ont su faire tomber ces barrières et exceller dans leur pratique sportive !
Sources :
- La série-documentaire Le nouvel essor de Simone Biles (2024)
- https://www.nbcsports.com/olympics/news/theres-elegance-in-everybody-the-black-women-transforming-elite-gymnastics
- https://edition.cnn.com/2023/02/27/opinions/black-gymnastics-us-black-history-month-rogers-ctpr/index.html
- https://www.telerama.fr/debats-reportages/commenter-la-coiffure-de-simone-biles-c-est-vouloir-discipliner-une-personne-autant-que-des-cheveux-7021576.php
- https://www.pstu.org.br/a-medalha-olimpica-de-rebeca-andrade-o-machismo-e-o-racismo-na-ginastica-artistica/
- https://www.terra.com.br/nos/opiniao/lua-andrade/racismo-no-brasil-prejudica-o-desempenho-do-pais-nas-olimpiadas,6a98b1102ed7fad0e998f66ac93ef8c10edii934.html#google_vignette
- https://www.npr.org/2023/09/02/1197287064/womens-gymnastics-is-changing-in-more-ways-than-one
- https://bleacherreport.com/articles/1810841-gymnast-carlotta-ferlito-comments-on-her-racist-remark-after-simone-biles-win
- https://www.tf1info.fr/international/video-polemique-en-irlande-une-jeune-gymnaste-noire-snobee-lors-d-une-remise-de-medaille-en-equipe-2270922.html



