Les Sœurs Nardal : À l’avant-garde de la cause noire

Il y a deux ans, au détour d’une conversation avec une amie, je me suis rendu compte que je connaissais très peu sur l’histoire du féminisme noir en France. J’ai donc fait des recherches sur le sujet et suis tombée sur le nom des sœurs Nardal. À ma grande surprise, j’ai découvert alors que ces femmes martiniquaises, en particulier Paulette et Jane Nardal (elles sont sept sœurs au total), ont été des pionnières du mouvement de la négritude. Ce mouvement que j’avais toujours associé à des figures masculines comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Depuis, j’ai lu plusieurs articles sur l’invisibilisation des sœurs Nardal dans l’histoire de la négritude et j’ai regardé le documentaire Les Sœurs Nardal, les oubliées de la négritude qui est passée l’an dernier sur France TV. En parallèle, je constatais que le nom des sœurs Nardal était de plus en plus visible sur les réseaux sociaux. Elles sont le symbole de la double marginalisation que subissent les femmes noires dans une société patriarchale et raciste.

Ainsi, j’étais ravie de voir que le rôle primordial qu’ont joué ces femmes dans le mouvement de la négritude commençait à être enfin reconnu. C’est donc sans hésitation que je me suis procurée le nouvel essai de la journaliste Léa Mormin-Chauvac Les Sœurs Nardal : À l’avant-garde de la cause noire. C’est une lecture qui m’a fait beaucoup réfléchir, à tel point que j’ai décidé de vous partager mes impressions sur celui-ci.

Mon avis général sur l’essai

J’ai dévoré cet essai et je dois dire que c’est assez rare que je lise un essai aussi rapidement. Le style d’écriture y est pour beaucoup. J’avais l’impression d’accompagner la journaliste dans son enquête et de suivre ses réflexions, ses interrogations et ses incompréhensions vis-à-vis de la pensée politique des sœurs Nardal.

J’ai apprécié que l’autrice mette en lumière la complexité des raisons qui ont conduit à gommer les sœurs Nardal de l’histoire de la négritude. Avant de commencer cet ouvrage, je pensais qu’il était principalement question de misogynie. Ma vision est aujourd’hui plus nuancée. L’autrice nous replonge dans le contexte idéologique de l’époque et dans l’histoire intellectuelle, politique et sociale de la Martinique pour nous donner d’autres clés de lecture de l’oubli des sœurs Nardal. En effet, la pensée réformiste et conservatrice de Paulette et Jane Nardal les opposait à la radicalité d’autres penseurs noirs comme Aimé Césaire qui portaient un discours anticolonialiste et anti-assimilationniste. Les sœurs Nardal se sont ainsi retrouvées isolées du mouvement de la négritude qu’elles ont pourtant contribué à forger. De surcroît, le récit mémoriel de la Martinique a préféré mettre en avant des figures de gauche radicales, en particulier celle d’Aimé Césaire qui est devenu un mythe.

Enfin, je ne sais pas si c’était l’objectif de l’autrice, mais cet essai m’a rappelé à quel point il était crucial de lire en profondeur les écrits des auteurs et autrices que l’on érige en référence. Certes, cela demande du temps mais cela nous évite d’admirer certaines personnes pour ensuite en être déçu. De plus, je trouve que cela nous permet d’affiner notre propre pensée politique en la confrontant à celle d’autres auteurs et autrices. Par exemple, découvrir la manière dont Paulette Nardal concevait l’universalisme et l’assimilation a fait ressurgir en moi des questionnements sur mon identité de personne noire française. Ce sont sans doute les passages de l’essai qui ont le plus retenu mon attention.

Assimilation

Voici une notion qui a interpellé mon attention dans l’essai car elle revient souvent dans le débat public français actuel. En réalité, sans même connaître le terme exact, on côtoie cette notion depuis l’enfance. Je me souviens d’avoir entendu dès le collège le mot « bounty » sortir de la bouche d’adolescents, qui peut s’apparenter au mot « assimilé ».  

Loin d’être contemporaine, cette notion divisait déjà les penseurs et penseuses de la cause noire. En effet, la notion d’assimilation est indissociable de la colonisation. Dans son ouvrage Principes de colonisation et de législation coloniale (1894), le juriste français Arthur Girault pose les bases de la doctrine de l’assimilation. Il s’agit de permettre aux indigènes des colonies d’accéder à la citoyenneté française en leur inculquant une éducation politique et la culture françaises. Rappelons que dans les quatre « vieilles colonies » (la Guyane, la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe), le statut d’indigène n’existe pas mais les habitants souffrent d’inégalités criantes en comparaison avec les citoyens français de la métropole. Face à cette doctrine d’assimilation, deux camps s’opposent dans le Paris noir.  Nous avons d’un côté les opposants à cette doctrine dont fait partie Aimé Césaire. Je vous recommande de visionner cette vidéo Youtube de la chaîne Histoires crépues qui analyse un article de la revue l’Étudiant noir fondée par Aimé Césaire dressant une critique de l’assimilation. Dans ce camp, on retrouve aussi la revue Légitime Défense créée en 1932. De l’autre côté, nous avons les tenants de cette doctrine d’assimilation dont les sœurs Nardal. Comme moi, vous devez vous demander comment peut-on prôner l’égale humanité des personnes noires et la beauté de leur culture tout en étant partisan de l’assimilation ? Car oui, soyons honnêtes, le postulat derrière l’assimilation est l’infériorité des personnes noires qui doivent prouver leur égalité aux personnes branches en assimilant l’éducation politique et la culture française. L’essai de Léa Mormin-Chauvac nous offre une réponse à cette question. Paulette et Jane Nardal embrassaient tout autant leur héritage européen que leur héritage africain/antillais. Elles étaient aussi fières d’être Françaises que d’être Noires. Et ce grâce à leur éducation familiale qui leur a appris à être en accord avec cette double identité. C’est pourquoi, dans leur pensée politique l’acceptation de leur identité noire ne passe pas inéluctablement par un rejet de la civilisation blanche. Jane Nardal développe même le concept d’afro-latinisme dans un article intitulé L’internationalisme noir (1928) :

« Si le nègre veut être lui-même, affirmer sa personnalité, ne pas être la copie de tel ou tel type d’une autre race (ce qui lui vaut souvent mépris et railleries), il ne s’ensuit pourtant pas qu’il devienne résolument hostile à tout apport d’une autre. Il lui faut, au contraire, profiter de l’expérience acquise, des richesses intellectuelles, par d’autres, mais pour mieux se connaître et affirmer sa personnalité. Être Afro-américain, être Afro-Latin, cela veut dire être un encouragement, un réconfort, un exemple pour les Noirs d’Afrique en leur montrant que certains bienfaits de la civilisation blanche ne conduisent pas forcément à renier sa race. »

De l’incompréhension, je suis alors passée à une sorte d’admiration pour les sœurs Nardal car je sais à quel point il peut être compliqué de construire son identité en tant que personne noire française. Nous avons souvent le cul entre deux chaises. Contrairement aux sœurs Nardal, pour beaucoup s’assimiler a été synonyme de renier son identité noire dès la plus tendre enfance. Je définirais même l’assimilation comme une forme de violence envers soi-même, d’où les traumatismes qu’elle peut générer. D’ailleurs, l’exemple de l’écrivaine Maryse Condé qui a lourdement payé les frais de cette politique d’assimilation culturelle est cité dans l’essai. Je pense cependant qu’il est possible d’être en paix avec cette double identité comme y sont parvenues les sœurs Nardal, à condition de s’émanciper de l’ordre racial afin d’en finir avec toute forme de hiérarchisation de ces deux identités.

Pour autant, si les sœurs Nardal ont réussi à appliquer à elles-mêmes leur vision de l’assimilation, celle-ci s’est souvent heurtée à la réalité du racisme du monde extérieur. En arrivant en France métropolitaine, elles prennent conscience à travers le regard des gens qu’elles ne sont pas tout à fait Françaises, en dépit de leur éducation et de leur statut social. « Elles découvrent qu’elles ne sont pas des Françaises comme les autres, voire pas du tout, que leurs peaux noires, leurs origines martiniquaises les excluent de l’identité nationale mais aussi d’une forme d’humanité aux yeux d’une grande partie de ceux qu’elles considèrent comme leurs compatriotes ». Il y a un autre passage triste dans l’essai, où Paulette Nardal  se voit refuser une demande de pension d’invalide de guerre – elle a été victime en 1939 d’un accident dans un navire torpillé par l’armée nazie –  car elle est une civile ressortissante des colonies. En somme, force est de constater que l’assimilation n’est qu’une fausse promesse. Les personnes noires assimilées ne reçoivent généralement pas en contrepartie l’égalité promise. Elles ne sont pas exemptées, au même titre que les Français blancs, de questions sur leurs origines, d’insultes du type « rentrez chez vous », de montrer qu’elles sont reconnaissantes pour tout ce que la France a fait pour elles, etc. C’était déjà l’époque des sœurs Nardal et cela reste vrai aujourd’hui.

Références :

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