Après l’abolition ? #3 L’Empire français

« Pour comprendre pourquoi les fantômes de l’esclavage hantent encore nos sociétés, nous devons non seulement examiner ce que fut l’esclavage, mais aussi la manière inachevée dont il a pris fin » (Après l’abolition : les fantômes noirs de l’esclavage, Kris Manjapra).

Je reprends cette série d’articles entamée l’an dernier, qui vise à porter un regard critique sur les politiques abolitionnistes des gouvernements européens et américains. Pour rappel, ces politiques n’ont jamais eu pour objectif de démanteler le système raciste né de l’esclavage. Au contraire, elles l’ont réactivé et maintenu sous des formes nouvelles, notamment par le dédommagement des propriétaires d’esclaves.

Dans le dernier article, je vous racontais l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique, qui a influencé d’autres puissances coloniales dont la France, objet de notre article du jour.

L’indemnisation des anciens propriétaires d’esclaves

Après avoir aboli l’esclavage pour la seconde fois en 1848, le gouvernement français accorde une indemnité aux anciens propriétaires d’esclaves de son empire colonial (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion, Sénégal, Sainte-Marie et Nosy Bé). La loi du 30 avril 1849 et son décret d’application du 24 novembre 1849 leur attribuent 126 millions de francs, en versement direct et en rentes. Cette somme représente 7% des dépenses publiques, alors même que la France traverse alors une crise économique.

Pourquoi la France a-t-elle décidé de verser cette indemnité ? Et pourquoi est-elle revenue aux anciens propriétaires d’esclaves, et non aux anciens esclaves ?

Les débats sur l’indemnisation de l’esclavage

Entre le 19 juin et le 14 août 1848, une commission est mise en place pour préparer la loi du 30 avril 1849 sur l’indemnisation. La commission réunit des représentants de l’État, des défenseurs de la cause des colons comme Alexis de Tocqueville, Henri-Joseph Mestro et Louis Delisle, mais aussi des abolitionnistes comme Victor Schoelcher. Attention, abolitionniste ne signifie pas nécessairement en faveur d’une libération immédiate des esclaves, ni d’une indemnité, ni d’une émancipation réelle. Les nouveaux libres manquent ainsi de représentants officiels dans cette commission. En l’absence de défense de leurs intérêts, la logique coloniale l’emporta.

En effet, l’argument juridique qui est ardemment défendu par les colons et leurs créanciers est que l’esclavage est un droit de propriété, que l’État a autorisé et encouragé. Bien qu’il soit moralement repréhensible, les colons n’en sont pas responsables. La violation de ce droit par l’État revient par conséquent à une expropriation. De plus, les colons menacent de quitter les colonies s’ils ne sont pas indemnisés. Ils se présentent comme garants de l’ordre dans les colonies. Pour eux, cette indemnité constitue un véritable enjeu économique. Les propriétaires les plus riches y voient un moyen de s’enrichir davantage tandis que les propriétaires les plus démunis espèrent éviter la faillite. Pour les créanciers, c’est un moyen de récupérer ce que les propriétaires d’esclaves leur devaient à travers les indemnités.

Ne voulant pas prendre le risque de perdre ses colonies, le gouvernement se range de leur côté, comme en témoigne la citation suivante.

Dans la tête des membres de la commission, l’indemnisation des anciens propriétaires d’esclaves est également bénéfique aux affranchis car elle doit en partie assurer le travail et le salaire dans les colonies. Cependant, selon moi, il s’agit encore de défendre un intérêt du gouvernement français : maintenir et encourager l’économie des colonies au profit de la métropole qui traverse alors une crise économique. Cela suppose de s’assurer que les affranchis continuent de travailler pour leurs anciens propriétaires. Une réelle émancipation aurait impliqué de renverser l’ordre racial en instaurant une égalité sociale et raciale.

Évidemment, la France tente malgré tout de garder le bon rôle en prétendant promouvoir les valeurs progressistes dont elle se revendique. Pourtant, la loi du 30 avril 1849 profite avant tout aux créanciers, puis aux propriétaires d’esclaves (qui constitue un groupe hétérogène socialement parlant, allant de propriétaires très riches à des propriétaires modestes, en passant par des veuves « blanches » et des libres de couleur).

Les abolitionnistes comme Victor Schœlcher, quant à eux, acceptent l’idée d’indemniser les anciens maîtres parce qu’au vu du rapport de force entre les différentes parties prenantes, c’est la condition sine qua non au processus abolitionniste. Victor Schœlcher souhaite entre autres éviter que l’on oblige les esclaves à utiliser leur pécule pour se racheter.

Une histoire aux conséquences durables

Au regard de l’actualité dans les Outre-mer marqué par la lutte contre la vie chère, il m’a paru essentiel de revenir sur cette histoire car elle est en grande partie à la source des difficultés que rencontrent aujourd’hui les ultramarins.

Sources :

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