Hola, j’aimerais vous partager mon avis sur les tensions intra/intercommunautaires – je vous laisse choisir le terme que vous préférez – entre personnes noires d’origines diverses. C’est un sujet auquel je suis confrontée depuis toute petite, et qui ressurgit fréquemment dans l’actualité. Aujourd’hui, c’est l’actualité aux États-Unis qui m’amène à aborder ce sujet, et deux événements en particulier :
- Le boycott contre le salon de coiffure au succès fulgurant Nadine’s Hair Braiding à Bowie dans le Maryland. Ce salon, tenu par l’entrepreneure camerounaise, Nadine Djuiko, est ouvert 24h/24 et propose à ses clientes d’être tressées par plusieurs coiffeuses à la fois, en moins de 3 heures et sans rendez-vous ! Le salon s’est fait connaître grâce à une vidéo TikTok, qui a atteint plus d’un million de vues et lui a permis de passer de 10 clientes par jour à 150. Actuellement, le salon fait l’objet d’un appel au boycott de la part de certains Afro-Américains, critiquant la qualité du service et appelant la communauté afro-américaine à ne soutenir que des salons afro-américains afin de « garder » le business du tressage pour eux. Une manifestation contre le salon de coiffure est même prévue le 1er août 2025. Cette polémique a ravivé des tensions entre Afro-Américains et Africains, certains étendant ces critiques à l’ensemble des commerces africains et souhaitant un boycott généralisé.
- Les critiques contre le festival de musique Essence. Ce festival culte, qui se tient chaque année à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane depuis 1995, célèbre la culture afro-américaine et fait la promotion d’artistes, d’entrepreneurs et de leaders d’opinion noirs. L’édition de juin 2025 a été fortement critiquée par certains Afro-Américains pour accorder davantage de place à la culture africaine qu’à la culture afro-américaine. Ce changement serait dû selon eux aux origines des dirigeants du festival : Richelieu Dennis, le CEO d’Essence Venture d’origine libérienne, et Caroline Wanga, la CEO d’Essence d’origine kényane.
J’aimerais m’attarder plus spécifiquement sur ce que ces faits d’actualité révèlent des tensions communautaires qui peuvent diviser les personnes noires, et ce même en dehors des États-Unis. En effet, en France, des tensions similaires existent entre Africains et Antillais, ou encore entre immigrés africains et Français d’origine africaine (mais qui ne sont jamais allées aussi loin à ma connaissance, Dieu merci !).
Des identités noires au pluriel
C’est l’un des premiers enseignements que m’inspire ces faits d’actualité. Être Africain, ce n’est pas la même chose qu’être Afro-Américain, Afro-Caribéen, Afro-Latino, Afropéen et ainsi de suite pour plusieurs raisons.
Premièrement, notre identité noire ne se construit pas de la même manière, selon qu’on a grandi dans un pays majoritairement noir ou pas. Le roman Americanah de Chimamanda Ngozi Adichieen témoigne très bien. On y suit le parcours d’une jeune Nigériane, Ifemelu, qui déménage aux États-Unis et qui se découvre noire là-bas. C’est-à-dire que le regard porté sur sa couleur de peau est différent aux Etats-Unis et imprégné de racisme, ce qui aura bien sûr un impact sur son rapport à son identité.
Deuxièmement, nos pays n’ont pas exactement la même histoire raciale et coloniale. Ce contexte historique joue un rôle primordial dans la construction de nos identités noires. Aux États-Unis, par exemple, la ségrégation raciale, en plus de l’esclavage, a considérablement forgé l’existence d’une communauté noire aux liens identitaires robustes.
Troisièmement, bien qu’elles aient des similitudes et qu’elles soient liées entre elles, les cultures africaines et afrodescendantes sont diverses et variées et ont chacune leurs particularités propres.
L’expérience commune de la négrophobie
Ceci étant dit, s’il y a bien une chose qui nous lie, personnes noires, peu importe nos origines ou notre nationalité, c’est le racisme que nous subissons dans des sociétés où nous sommes minorées. L’historien Pap Ndiaye en parle très bien dans son ouvrage La condition noire. Il explique que les personnes noires de France ne sont pas liées par une culture, une histoire ou une langue communes mais bien par « le fait d’être considérées comme noires, avec un ensemble de stéréotypes attachés à elles ». C’est ce qu’il l’appelle « l’identité fine ».
Cette expérience commune, qui nous est imposée, devrait selon moi nous rendre solidaires face au racisme, sans pour autant gommer nos différences. Je pense par exemple à la Coordination des Femmes Noires (CFN) ou encore au Mouvement pour la défense des droits de la femme noire (Modefen), des organisations féministes noires françaises qui étaient composées de femmes antillaises, africaines mais aussi américaines, unies dans la lutte contre l’oppression raciste et sexiste.
Racisme intracommunautaire
C’est pourquoi, ce genre de polémiques, que j’ai décrites plus haut, me désole profondément. J’ai l’impression que les gens utilisent cet argument des différences comme un prétexte pour établir des hiérarchies entre personnes noires et reproduire des comportements racistes.
Les mécanismes propres au racisme sont ici employées : on amalgame, on essentialise, on stigmatise. Toutes les personnes africaines se retrouvent blâmées parce que quelques femmes afro-américaines ont eu des expériences négatives avec d’autres femmes africaines du salon Nadine’s Hair Braiding.
Je doute également que les critiques auraient été aussi virulentes, ou qu’une campagne de boycott aurait vu le jour, si les personnes visées n’avaient pas été noires (blanches, asiatiques, indiennes, etc.). Cela montre que, parfois, on intériorise plus durement les stéréotypes visant son propre groupe racial que ceux visant les autres.
Enfin, je note un complexe de supériorité chez les personnes à l’origine de ces polémiques. C’est comme si elles avaient tellement intériorisé l’idée que les Africains étaient inférieurs à elles qu’il leur est insupportable de voir une personne Africaine les surpasser dans un domaine. Cette mentalité est, selon moi, héritée de la négrophobie, qui s’est traduite dans l’histoire par une dévalorisation systématique de l’Afrique, apparentée à la sauvagerie, à la primitivité et à la pauvreté. D’où le refus de certaines personnes noires de la diaspora d’être associées, de quelque manière que ce soit, à l’Afrique. Je suis personnellement consciente de ce rejet depuis toute petite, à travers des termes employés péjorativement à l’égard des Africains comme « blédards » ou encore à travers de moqueries à l’encontre des accents dits « africains ». J’ai aussi conscience que si demain je voyage à l’étranger, je serai mieux perçue en tant que « Noire française » qu’en tant que « Noire africaine ».
La lutte contre la négrophobie devrait s’accompagner de la lutte contre toute forme de hiérarchie entre personnes noires. Nous ne pouvons pas espérer vivre dans un monde moins négrophobe en continuant d’opprimer d’autres personnes noires. C’est se tirer une balle dans le pied, même si certains en retirent momentanément des avantages.
À bon entendeur !

