L’invention coloniale du français-tirailleur

Qu’est-ce que le français-tirailleur ?

Le français-tirailleur, également appelé le français “petit-nègre” ou “français simplifié”, est un langage instauré par l’armée coloniale française aux peuples colonisés. Il s’agit d’une sorte de français approximatif que vous connaissez certainement déjà grâce au slogan “Y’a bon” de la marque Banania, ou encore grâce à la bande dessinée “Tintin au Congo”.

Comment est-il né ?

Son origine remonte au 19ème siècle, époque qui voit l’extension de l’empire colonial français, principalement en Afrique. En 1857, Louis Faidherbe, gouverneur général de l’Afrique occidentale française, crée le premier régiment de tirailleurs sénégalais par un décret de Napoléon III. Malgré ce que leur nom laisse penser, ces soldats noirs étaient recrutés dans toute l’Afrique subsaharienne (actuel Mali, actuel Burkina Faso, Guinée, Côte d’ivoire, Sénégal, actuel Bénin, Niger, Mauritanie, etc.). Le corps des tirailleurs sénégalais se caractérisait donc par une diversité des origines ; et  qui dit diversité des origines, dit  diversité linguistique. De la sorte, il a fallu mettre en place une politique linguistique pour faciliter la communication entre d’une part les tirailleurs et d’autre part entre ces derniers et les autorités militaires.

Les autorités militaires ont par exemple envisagé d’utiliser le bambara (langue mandingue principalement parlé dans l’actuel Mali) comme langue véhiculaire au sein de l’armée, c’est-à-dire comme un outil de communication entre personnes de langues maternelles différentes. En effet, la pratique du bambara était dominante au sein des bataillons et avait déjà des usages véhiculaires.

Néanmoins, la politique linguistique de l’armée coloniale prendra un tout autre chemin en instaurant l’enseignement du français-tirailleur. L’administrateur colonial et linguiste Maurice Delafosse est considéré comme étant le premier à avoir donné une description linguistique du français “ petit-nègre ” dans un livre publié en 1904 intitulé Vocabulaire comparatif de plus de soixante langues ou dialectes parlés à la Côte d’Ivoire :

« Comment voudrait-on qu’un Noir, dont la langue est d’une simplicité rudimentaire et d’une logique presque toujours absolue, s’assimile rapidement un idiome aussi raffiné et illogique que le nôtre ? C’est bel et bien le Noir – ou, d’une manière plus générale, le primitif – qui a forgé le petit-nègre, en adaptant le français à son état d’esprit ». […] Si nous voulons nous faire comprendre vite et bien, il nous faut parler aux Noirs en nous mettant à leur portée, c’est-à-dire leur parler petit-nègre ».

Loin de décrire la manière de parler des tirailleurs sénégalais, ce livre se base sur une représentation raciste des personnes noires et de leurs langues. Il imagine que les personnes noires sont incapables d’avoir une maîtrise élevée de la langue française. C’est pourquoi, le Blanc devrait se rabaisser à leur niveau pour se faire comprendre rapidement. Ainsi, parler le français “ petit-nègre ”, c’est parler mal comme un Noir et comme un enfant. D’ailleurs, le psychiatre et l’essayiste Frantz Fanon analyse dans son ouvrage Peau noire, masques blancs (1952) à quel point parler “ petit-nègre ” à une personne noire, c’est l’enfermer dans une position d’infériorité : « Parler petit-nègre, c’est exprimer cette idée: Toi, reste où tu es ».

En quoi consiste-t-il ?

Vous l’aurez compris, le français-tirailleur consiste en une simplification de la langue française (du moins une simplification dans la tête des colons). En témoigne le manuel d’enseignement publié en 1916 Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, à destination des officiers français. Voici quelques règles qu’on retrouve dans ce manuel :

  • l’absence d’article pour désigner un objet ;
  • l’utilisation systématique du genre masculin pour des choses inanimées. Exemple : mon case pour dire ma maison ;
  • l’emploi des noms au singulier ;
  • la traduction des adjectifs démonstratifs “ ce, ces, cette ” par “ ça ” ou “ y en a là ”. Exemple : “ ça tirailleur ” ou “ tirailleur y en a là ” pour dire “ ce tirailleur ” ;
  • l’emploi des verbes à l’infinitif. Exemple : “ moi partir ” pour dire “ je pars ” ;
  • la construction d’une phrase par un sujet, un verbe et un attribut. Exemple : “ moi y a acheté tirailleur fusil ” pour dire “ j’ai acheté le fusil du tirailleur ” ;
  • etc.

Qu’est-il devenu ?

En 1927, le Règlement provisoire du 7 juillet 1926 pour l’enseignement du français aux militaires indigènes stipule qu’« il est formellement interdit de parler sabir (ou petit-nègre) », qualifiant cet usage d’« errements anciens ». Aussi, l’enseignement du français-tirailleur au sein de l’armée coloniale prend fin au profit du français standard.

Cette décision est motivée par plusieurs raisons, dont une en particulier. Lors de la Première Guerre mondiale, sont organisés des camps d’hivernage pour les tirailleurs sénégalais dans des casernes de la Côte d’Azur. Ceux-ci sont alors amenés à côtoyer des populations civiles et se rendent compte qu’il ne leur a pas été enseigné le français standard. Lucie Cousturier, enseignante de français standard dans un des camps d’hivernage, raconte dans son livre Des inconnus chez moi (1920) que ses élèves tirailleurs « ont appris, par les rires, que leur langage les ridiculise : “ c’est français seulement pour les tirailleurs, reconnaissent-ils tristement ».

Bien que son apprentissage ait cessé après la Première Guerre mondiale, le mythe du français “ petit-nègre ” a continué d’imprégner la culture populaire et l’imaginaire collectif. J’ai déjà cité les publicités de la marque de chocolat en poudre Banania et la bande dessinée  “ Tintin au Congo ”. On peut ajouter la chanson d’Edith Piaf nommée Le Grand Voyage du pauvre Nègre de 1939 : « Moi voulu voir le grand bateau / Qui crach’ du feu et march’ sur l’eau. / Et sur le pont moi j’ai dormi, / Alors bateau il est parti, / Et capitaine a dit comm’ ça : / Nègre au charbon il travaill’ra ! ” / Monsieur Bon Dieu, c’est pas gentil, / Moi pas vouloir quitter pays ». Le poète et écrivain Léopold Sédar Senghor racontait même que lors de son arrivée à Paris, les gens lui parlaient en “ petit-nègre ” alors qu’il était agrégé de grammaire !

Mon avis

À titre personnel, je trouve que plusieurs éléments ayant conduit à l’invention du français-tirailleur sont encore présents dans notre société actuelle, de manière plus ou moins voilée : la dévalorisation des langues africaines, la méconnaissance de leur diversité, la stigmatisation des personnes noires africaines parlant français avec un accent de leur pays d’origine, le fait de tourner ces personnes en ridicule, etc. D’ailleurs, vous remarquerez qu’en France ce qu’on appelle “l’accent africain” est très stigmatisé dans la culture populaire, à travers les sketch d’humoristes imitant “l’accent africain” ou encore au cinéma où il est souvent associé à la figure de l’immigré, du sans-papier ou du français non assimilé. Par exemple, dans le livre Noire n’est pas mon métier, l’actrice Rachel Khan explique qu’une des principales requêtes faite aux acteurs noirs français est de “faire l’accent noir”.

Je sais bien que la glottophobie – qui est une forme de discrimination consistant à stigmatiser ou à rejeter des individus, en raison de leur accent ou de leur façon de parler, ou de manière plus générale de manier la langue – n’affecte pas uniquement les personnes noires africaines. Elle peut aussi toucher des personnes françaises avec un accent régional par exemple. Cependant, lorsqu’elle concerne des personnes noires africaines, elle revêt un caractère particulier puisqu’elle puise ses sources dans notre histoire coloniale et est ainsi intimement liée au racisme.

Sources :

3 réponses à “L’invention coloniale du français-tirailleur

  1. La première parfois que j’ai entendu parler du Français des tirailleurs, c’était dans le livre : « les noirs clichés et préjugés de l’époque coloniale à nos jours » de Serge bilé et Mathieu méranvile . Ça m’avait beaucoup choqué . Pas étonnant que quand une personne qui vient d’Afrique francophone parte en vacances ou étudier en France, tout le monde s’étonne : « oh tu parles français ? » , « comment ça se fait que tu parles aussi bien ? »
    Ils ont vraiment fait ça dans le but de nous déshumaniser et de nous inférioriser encore plus .
    P.S: J’arrive toujours pas à croire pour la chanson d’Edith piaf…

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    • Ah je ne connais pas le livre dont tu parles ! Mais oui, tu as raison, le regard qu’on porte sur les personnes noires africaines ne vient pas de nulle part… Et le pire c’est que la majorité des gens ignorent l’histoire du français-tirailleur alors que c’est ce type d’histoire qui nous permet de mieux comprendre le racisme d’aujourd’hui. Merci pour ton commentaire en tout cas ❤️

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