« Pour comprendre pourquoi les fantômes de l’esclavage hantent encore nos sociétés, nous devons non seulement examiner ce que fut l’esclavage, mais aussi la manière inachevée dont il a pris fin » écrit l’historien Kris Manjapra dans son essai Après l’abolition : les fantômes noirs de l’esclavage.
Quelle fut ma joie de tomber sur cet essai qui porte enfin un regard critique sur les processus d’abolitions de la traite négrière ! M’intéressant à cette question depuis quelque temps, je suis toujours frustrée de voir comment les abolitions de l’esclavage sont décrites comme des happy ends à l’oppression des peuples noirs. Cet essai de Kris Manjapra remet les pendules à l’heure : les politiques abolitionnistes établies par les gouvernements européens et américains entre les années 1770 et 1880 n’ont nullement eu pour intention de démanteler le système raciste né de l’esclavage. Au contraire, elles l’ont réactivé et maintenu sous des formes nouvelles, notamment par le dédommagement des propriétaires d’esclaves.
Ce sujet très vaste, au cœur de l’actualité, mérite plusieurs articles et j’ai décidé de consacrer ce premier à l’histoire de l’indépendance haïtienne qui incarne parfaitement la citation mentionnée plus haut.
« La perle des Antilles »
Saint-Domingue (l’actuel Haïti) devient une colonie française en 1697 par le traité de Ryswick. Surnommée la « perle des Antilles », elle est la plus riche colonie du royaume de France, en particulier grâce à sa production sucrière. Cette société esclavagiste est composée de trois classes : les colons blancs, les gens de couleur affranchis (mulâtres et esclaves libérés) et les esclaves noirs.
La bataille de Vertières, une honte pour l’armée napoléonienne

Jean-Pierre Ulrich, General Francois Capois at the Battle of Vertières, 1955
En août 1791, éclate l’insurrection des esclaves à Saint-Domingue. Elle conduit à l’abolition de l’esclavage en 1793. Néanmoins, le 20 mai 1802 l’empereur Napoléon Bonaparte réinstaure l’esclavage dans les colonies françaises par un décret. Il lance une expédition à Saint-Domingue afin de rétablir l’autorité de la métropole sur l’île.
Ce rêve napoléonien s’effondre le 18 novembre 1803 lors de la bataille de Vertières. Elle voit la défaite des troupes françaises face aux anciens esclaves insurgés et aboutit à la proclamation d’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804.
Le triomphe d’anciens esclaves noirs, hommes et femmes confondus, à qui l’on avait nié l’humanité et la citoyenneté est une honte pour l’armée napoléonienne. La bataille de Vertières sera d’ailleurs occultée de l’histoire de France.
Le refus de la France de reconnaître l’indépendance
Convaincus de l’infériorité naturelle des personnes noires, les dirigeants français refusent de reconnaître l’indépendance d’Haïti pendant une vingtaine d’années. Ils sont soutenus par les autres Etats tant l’idée d’une nation noire indépendante rebute à l’époque. Preuve en est, les puissances européennes réaffirment solennellement « les droits de la France sur Saint-Domingue » au Congrès de Vienne de 1815. Aussi sur le plan diplomatique, « Haïti » n’existe pas.
Cependant, la France n’est pas en mesure politiquement et militairement de reconquérir l’ex-colonie. Les anciens colons, aveuglés par leur racisme, font fi de cette réalité et dessinent des projets d’une brutalité extrême pour reprendre le contrôle de l’île et y restaurer le système colonial et esclavagiste. La solution génocidaire est même envisagée. En voici deux exemples :
« Il ne doit plus y avoir à Saint-Domingue que deux classes d’hommes, le blanc et l’esclave. Tous les anciens libres noirs et mulâtres doivent être exterminés ou déportés ; la côte d’Afrique, devant Gorée, offre un asile à ceux qui n’auront pas mérité la mort ; le nombre en est petit » – Mémoire de Sigisbert Mansuy, créole, propriétaire à Saint-Domingue, ex-adjudant de la place du Cap du 19 juillet de 1905.
« Si la France seule est dans l’impuissance de soumettre Saint-Domingue, ce que je suis bien loin de croire, toutes les autres puissances colonistes doivent joindre leurs forces aux siennes pour former une croisade contre une société anti-coloniale dont l’existence, disons-le franchement, est une honte pour tous les gouvernements colonistes » (De la Martinière, Des moyens de restauration de la colonie de Saint-Domingue et du système colonial, Paris, Juin 2014).
Ainsi, entre 1816 et 1824 la France envoie trois missions diplomatiques à Haïti pour négocier un accord en sa faveur. Toutes ces négociations échouent car la France ne démord pas de sa volonté de rétablir sa souveraineté sur « Saint-Domingue » (le terme « Haïti » n’est jamais employé par les Français) ; ce qui était inacceptable pour les nouvelles autorités haïtiennes.
La dette-rançon haïtienne, une nouvelle forme de dépendance

Toutefois, face à la montée des mouvements indépendantistes dans les colonies ibériques, la France sent le vent tourner et s’achemine vers de nouveaux projets coloniaux en Afrique et en Asie. Elle se résout donc à renoncer à celle qui fut le joyau de son empire colonial. Le roi Charles X octroie son indépendance à « Saint-Domingue » par une ordonnance du 17 avril 1825.
Or, cette ordonnance enferme Haïti dans une nouvelle spirale de dépendance. La reconnaissance de la souveraineté politique d’Haïti est en effet soumise au paiement d’une somme de 150 millions de francs-or destinée à indemniser les colons français qui ont perdu les propriétés qu’ils détenaient dans la colonie entre 1791 et 1804. Cette dette colossale correspond à environ 10 ans de ressources fiscales annuelles d’Haïti. De surcroît, Charles X demande que les emprunts nécessaires à Haïti pour payer cette dette soient réalisés auprès d’établissements financiers français. Enfin, en vue d’endiguer la progression des discours antiesclavagistes, le roi exige que « les bâtiments (navires) et les citoyens d’Haïti s’abstiennent de se présenter dans les colonies de la France ».
Le baron de Mackau, émissaire du roi Charles X a pour mission de faire ratifier cette ordonnance profondément injuste au président d’Haïti Jean-Pierre Boyer. Aussi absurde que cela puisse paraître, sa mission sera un succès. Pour comprendre cette incohérence, il convient de souligner le rapport de force particulièrement déséquilibré entre les deux parties signataires. D’une part, la France menace Haïti d’un blocus et d’une invasion militaire. D’autre part, Haïti est isolé économiquement et politiquement et espère assurer sa prospérité économique et sa sécurité en recouvrant sa liberté. Il n’en sera rien puisque comme en témoigne une enquête du New York Times en 2022, cette dette a considérablement entravé le développement économique du jeune Etat haïtien. Haïti termine le paiement de la dette en 1888 et les intérêts ne seront remboursés totalement que dans les années 1950.
En somme, l’indépendance haïtienne est l’illustration d’une des nombreuses manières par lesquelles les Etats européens sont parvenus à préserver les droits des anciens colons et esclavagistes et plus largement toute une structure de domination raciale malgré l’abolition de l’esclavage et la fin de la colonisation.
Sources :
- DORIGNY, Marcel et al., Haïti-France. Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825). Hémisphères – Maisonneuve & Larose, 2021. 201 p.
- MANJAPRA, Kris, Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage. Autrement, 2023. 368 p.
- ROUPERT, Catherine Ève, Histoire d’Haïti. La première république noire du Nouveau Monde. Perrin, 2011. 388 p.
- https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html


2 réponses à “Après l’abolition ? #1 L’indépendance d’Haïti”
[…] lecteurs et lectrices de ce blog, cette citation doit vous dire quelque chose. Elle introduisait mon article sur l’indépendance haïtienne, où je défendais pour la première fois sur ce blog la nécessité de porter un regard critique […]
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