Sur les traces de l’afroféminisme en France

Un jour, une amie brésilienne m’a demandé de lui raconter l’histoire du féminisme noir en France. J’ai alors réalisé que j’en savais très peu sur le sujet ! Rien d’étonnant : en faisant mes recherches, j’ai appris que les prises de parole des femmes noires, leurs travaux écrits ainsi que leurs actions individuelles et collectives ont été marginalisés, voire exclus de la mémoire collective des luttes féministes en France. D’où le raccourci selon lequel les mouvements afroféministes n’auraient pas d’ancrage en France ou y seraient très récents. D’ailleurs, certains pensent qu’ils ont été importés des Etats-Unis ; ce qui revient selon moi à invisibiliser les oppressions que subissent les femmes noires sur le sol français.

J’écris cet article aujourd’hui pour déconstruire ces idées reçues. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, un point vocabulaire s’impose :

  • L’afroféminisme est un mouvement qui lutte contre les oppressions systémiques que subissent les femmes noires. Je m’explique. Une oppression systémique, c’est un terme sociologique qui décrit le fait que l’organisation de la société avantage certains groupes sociaux au détriment d’autres (par exemple les hommes au détriment des femmes). Parmi ces oppressions dont sont victimes les femmes noires, on retrouve bien sûr le sexisme et le racisme (allez lire mon dernier article sur l’afroféminisme ou celui sur le racisme ❤️).
  • Comme dans tous les mouvements, il existe plusieurs courants de pensée au sein de l’afroféminisme.
  • Enfin, toutes les féministes noires ne s’identifient pas comme afroféministes. Certaines se revendiquent plutôt féministes intersectionnelles ou décoloniales par exemple. De plus, il faut retenir que l’afroféminisme s’inscrit dans un contexte occidental, à ne pas confondre avec les féminismes africains (même s’il y a effectivement des ponts entre les deux).

Etant donné le manque d’archives sur ce sujet en France, cet article ne se veut pas exhaustif. Vous trouverez toutes mes sources en fin d’article !

Les prémices de l’afroféminisme

Dans la société coloniale française, naît une conscience de l’identité noire qui se matérialise entres autres par le courant politique et littéraire de la négritude. Je pense qu’on en a tous et toutes plus ou moins déjà entendu parler mais ce qu’on ignore souvent c’est que des femmes noires ont été les pionnières de ce courant. Je parle ici de deux sœurs martiniquaises Paulette et Jane Nardal. Etudiantes à Paris dans les années 1920, elles font l’amère expérience d’être des femmes noires en métropole. Elles décident de rassembler à leur domicile de Clamart l’élite de la diaspora noire présente à Paris (Marcus Garvey, Claude McKay, Aimé et Suzanne Césaire, Léopold Sédar Senghor, Felix Eboué, etc.). Ces intellectuels sont Africains, Afro-Américains, Antillais et de la Guyane mais ils sont tous unis par le fait d’être noirs. Ensemble, ils jettent les bases du courant de la négritude.

Paulette Nardal, en particulier, écrit sur les revendications du « féminisme noir ». Elle considère que les hommes sont mieux insérés socialement que les femmes en métropole ; ces dernières ressentent donc davantage le besoin d’une solidarité raciale. À son retour en Martinique en 1945, alors que les Françaises obtiennent le droit de vote, elle fonde un parti, le Rassemblement féminin, et une revue La femme dans la cité, afin de sensibiliser les femmes martiniquaises au droit de vote.

L’exemple des sœurs Nardal est symptomatique de la double marginalisation que peuvent subir les féministes noires dans une société patriarchale et négrophobe. A son biographe Philippe Grollemund, Paulette Nardal raconte en effet : « J’ai souvent pensé et dit, à propos des débuts de la négritude, que nous n’étions que de malheureuses femmes, ma sœur et moi, et que c’est pour cela qu’on n’a jamais parlé de nous. C’était minimisé, du fait que c’étaient des femmes qui en parlaient ».

La Coordination des Femmes Noires de France (1976-1982)

Faisons un bond dans le temps pour arriver aux années 1970. A cette période, éclot la Coordination des Femmes Noires (CFN). Ce collectif s’érige à l’intersection de la lutte contre le sexisme et le racisme (mais aussi d’autres formes d’oppression telles que le classisme !). C’est l’essence même de ce qu’on appelle aujourd’hui l’afroféminisme.

La CFN est composée d’une trentaine de femmes de plusieurs nationalités et régions (africaines, antillaises, afro-américaines) et de milieux sociaux différents (étudiantes, travailleuses, chômeuses, femmes au foyer) mais encore une fois, toutes unies par leur expérience sociale de femmes noires.

Elles se réunissent pour traiter de questions absentes des mouvements féministes blancs de l’époque. Le colonialisme et l’immigration (les deux sont liés bien sûr 👀) sont des thèmes clefs abordés, avec d’une part les migrations encadrées et organisées par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM) et d’autre part, les migrations familiales provenant des ex-pays colonisés suite à la réforme mise en place par le président Valéry Giscard d’Estaing en 1976.

En 1978, alors qu’elle était étudiante à la Sorbonne, la Sénégalaise Awa Thiam, cofondatrice de la CFN publie La parole aux négresses. Cet ouvrage donne la parole à des femmes noires africaines et dénonce les maux dont elles sont victimes, dont la polygamie et les mutilations génitales féminines.

Le Mouvement pour la défense des droits de la femme noire (1981-1994)

Dans les années 1980, le Mouvement pour la défense des droits la femme noire (MODEFEN) s’attaque dans le même esprit que la CFN aux problèmes spécifiques que rencontrent les femmes noires. L’association est fondée par la féministe camerounaise Lydie Dooh Bunya. Elle met en lumière la condition des femmes noires : hypersexualisée, invisibilisée, reléguée au rôle de femme au foyer, exposée à des violences telles que la polygamie ou l’excision, etc.

Les années 2000 : le début d’une nouvelle ère

Les temps ont changé. Internet et les réseaux sociaux font leur apparition ; et les afroféministes s’en emparent dans leur combat. Beaucoup des femmes à l’avant-garde du mouvement sont nées et ont grandi en France. Les thématiques qu’elles défendent sont par là sensiblement différentes de celles des années 1970-90. Autre changement : beaucoup d’afroféministes s’inspirent des concepts du « black feminism » (féminisme noir) ou de l’antiracisme américain ; ce qui ne signifie pas qu’il n’existait pas de cadre théorique en France. Cependant, comme expliqué précédemment, les écrits et les actions afroféministes n’ont pas été inscrites dans la mémoire collective des luttes féministes en France. De plus, contrairement aux Etats-Unis, les questions décoloniales et raciales ne sont que très peu prises en charge par le système universitaire français.

Le mouvement nappy

Aussi appelé le natural hair movement (mouvement pour les cheveux naturels/du retour au naturel), il est né aux Etats-Unis dans les années 2000 afin de revaloriser et normaliser le cheveu crépu. En France, ce mouvement apparaît également dans les années 2000. Ses initiatrices ne se revendiquent pas forcément comme afroféministes mais il me paraissait essentiel de mettre en exergue l’impulsion que ce mouvement a donné à l’afroféminisme en permettant aux femmes noires de se réapproprier leurs corps. Je considère personnellement que la question du cheveu crépu est un enjeu afroféministe crucial. En 2023, on continue d’être infériorisé parce que nos corps portent des marqueurs de notre noiritude.

Il serait beaucoup trop long de retracer ici toute l’histoire du mouvement nappy en France (je vous renvoie à l’article très complet de BlackBeautyBag). Je tenais toutefois à remercier des forums comme Beauté d’Afrik, Boucle et Cotons, Cheveux ébène et des blogs comme Best of D. et Blackbeautybag qui nous ont montré qu’il était possible – et oui ça paraissait impossible à l’époque ! – de prendre soin de nos cheveux crépus, de les aimer et d’être en paix avec eux. C’est grâce à leurs actions que des marques capillaires adaptés à notre texture de cheveu ont vu le jour et que davantage de femmes noires arborent leurs cheveux naturels en France.

Les années 2010 : enfin de la visibilité !

Dans les années 2010, le mouvement afroféministe gagne en visibilité. Disons qu’on ne peut plus totalement nous ignorer. Même les médias mainstream consacrent des articles au mouvement !

En effet, de plus en plus d’espaces donnant la parole aux femmes noires sont créés. C’est le cas de nouveaux collectifs afroféministes (comme les collectifs Mwasi, Sawtche, Afro-Fem) et de blogs tenus par des afroféministes qui posent des mots sur nos réalités de femmes noires. Ms. DreydFul, Mrs Roots, Many Chroniques, Les Bavardages de Kiyémis ont été parmi les premiers blogs afroféministes français. Encore une fois, les femmes engagées dans ces espaces sont en général lassées des milieux féministes français qui se concentrent exclusivement sur les combats des femmes blanches.

En 2014, voit le jour le premier documentaire afroféministe français. Son nom résonne encore dans les têtes de beaucoup : Ouvrir la voix de la réalisatrice Amandine Gay. On y écoute les témoignages de 24 femmes noires francophones. Par la suite, d’autres productions décriront la condition des femmes noires françaises : le film Mariannes noires de Mame-Fatou Niang, le film Trop noire pour être française ? d’Isabelle Boni-Claverie et le livre-manifeste Noire n’est pas métier. Ce dernier est un recueil de témoignages et réflexions de 16 comédiennes françaises.

Toutes ces œuvres ont permis de mettre sur la table un sujet qui était jusque-là très tabou. Je suis heureuse de voir qu’il y a de plus en plus d’événements où l’on débat ouvertement de ces questions. En 2019 par exemple des élèves du master Étude de Genre de l’université Paris 8 organisent la première journée d’étude consacrée entièrement au(x) féminisme(s) noir(s) en France.

Cet essor de l’afroféminisme n’est pas au goût de tous et toutes. Dans une société française où l’on prétend ne pas voir les couleurs, nos revendications sont perçues comme identitaires, communautaires, séparatistes. Pourtant, nos voix sont tout aussi humaines, universelles et légitimes que toutes les autres.


Sources

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