Se construire dans un monde coloriste #2

Le colorisme. Si cela fait moins de 10 ans que j’ai appris ce terme, j’en connais la réalité depuis ma plus tendre enfance. Je sais, depuis toute petite, sans le verbaliser pour autant, que plus tu es foncé.e de peau, moins tu es valorisé.e par la société. Sans que je m’en rende compte, la conscience de cette hiérarchie a considérablement affecté mon estime de moi, en tant que fille noire à la peau foncée (brown skin) et aux cheveux crépus. Aujourd’hui, du haut de mes 26 ans, je souhaite prendre du recul sur cette réalité pour réfléchir à la manière dont le colorisme affecte positivement ou négativement notre estime de soi.

C’est la deuxième partie de l’article dédié à ce sujet. Vous pouvez retrouver la première partie ici.

Les rivalités dans l’arène du colorisme

En hiérarchisant les personnes noires, le colorisme fait naître des situations de rivalité, notamment familiales et/ou féminines. Cette rivalité peut être encouragée par l’entourage, sans qu’on y prenne part directement mais elle reste tout aussi douloureuse. Le regard des autres pèse sur nous et crée, progressivement, une distance avec des proches qu’on aime sincèrement. Il nous oppose les uns contre les autres, en nous encourageant à nous comparer en permanence.

Cependant, il arrive aussi qu’on participe activement à cette rivalité. Du côté des personnes claires de peau, le colorisme peut engendrer chez elles un sentiment de supériorité, qui les pousse à se dissocier des Noirs plus foncés. Je peux même énumérer des comportements que j’ai déjà vus chez des filles au teint clair : se réjouir ouvertement de ne pas être trop Noire (ou de ne pas avoir les cheveux crépus), rabaisser et humilier des filles à la peau foncée, critiquer sans aucune empathie les filles noires « qui ne s’assument pas ». On peut voir à des kilomètres que ces femmes puisent une grande partie de leur confiance en elles dans le fait qu’elles ne sont pas « trop Noires ». Toutefois, comme l’explique Alessandra Devulsky dans son ouvrage Le colorisme, la dissociation du groupe noir relève également d’une stratégie de survie pour éviter de subir des propos racistes. « Souvent, les enfants plus clair.es cherchent à se dissocier des plus foncé.es dans la cour d’école, pour éviter « l’association de groupe » et le harcèlement qui va avec.  […] Il y a tout un art appris dans la pratique et dans la chair pour éviter les moqueries racistes qu’entraîne le rapprochement d’avec le groupe noir ».

Du côté des personnes foncées, le colorisme peut alimenter des sentiments d’hostilité et de jalousie envers les personnes claires de peau, à qui on a l’impression que tout sourit. Elles peuvent finir par leur en vouloir individuellement des inégalités engendrées par le colorisme et par leur renvoyer la haine et la colère qu’elles ont accumulées pendant des années contre ce système injuste. Les témoignages ci-dessous en attestent.

Les ravages du colorisme dans la sphère romantique

S’il y a un moment où les rivalités liées au colorisme atteignent leur paroxysme, c’est bien lors de l’entrée dans la vie amoureuse, dans l’univers du dating et de la séduction. C’est le moment où on commence à saisir, en tant que fille hétérosexuelle, les préférences physiques des garçons et donc notre place dans le monde de la séduction. Encore une fois, le colorisme entre en ligne de compte parmi les nombreux paramètres de validation masculine.

Je me souviens que les filles « tismey » (métisses) et les « meufs des îles » (qui dans l’imaginaire collectif avaient toutes le teint clair et les cheveux frisés) avaient une cote incroyable auprès des garçons pendant mes années collège. Elles étaient vues comme des beautés exotiques, avec la juste dose de sang noir pour échapper aux stigmates associés aux femmes noires au teint foncé. Malheureusement, la réalité était toute autre de l’autre côté. Loin de moi l’idée de faire des généralités, évidemment qu’il y avait des filles au teint foncé considérées comme belles et qui plaisaient mais d’un point de vue global, nous faisions beaucoup moins d’effet que les filles « tismey ». Les louanges ne pleuvaient pas sur nous, nous baignions au contraire dans un environnement où les insultes misogynes et coloristes étaient monnaie courante : « Noire charbon », « Noire cramée », « Fatou flinguée », « Niafou », « Karaba » … Des insultes touchant surtout les filles très foncées (dark skin) qui étaient censées refléter leur vulgarité et leur sauvagerie, en somme leur manque de féminité et de beauté. Je sais que pour beaucoup de filles foncées, cette entrée dans le monde du dating a eu un goût amer. Elles se sont heurtées à l’invisibilité, ou au rejet et même si rien n’était dit explicitement, elles ont senti que leur carnation y était pour beaucoup. Il y a en effet peu de place au doute quand notre expérience individuelle se recoupe avec l’expérience collective et qu’elle fait écho avec d’autres épisodes coloristes du passé.

Hold Up Films – Lilies Films/DR /TCD

En pleine adolescence, alors qu’elles sont en pleine construction, des filles foncées de peau se résignent ainsi à accepter qu’elles ne sont pas celles qu’on aime et que leur corps est au bas de l’échelle de la désidérabilité. Dans une société qui met l’amour romantique sur un piédestal, ce sentiment de ne pas être aimée par les garçons peut être très dur à vivre et mettre profondément à mal l’estime de soi. En cela, les mésaventures amoureuses liées au colorisme réveillent des blessures difficiles à guérir. Elles nous laissent des complexes,  un rapport conflictuel avec notre corps, de la frustration, de la colère, de la tristesse, de la jalousie envers les filles désirées, et surtout un sentiment profond qu’on ne sera jamais aimée à cause de son identité.

Souvent, les filles endurent cette violence en silence, trop honteuses pour se confier à leurs proches. Je pense que la violence est d’autant plus forte quand on a des amies claires de peau et blanches qui attirent sans aucun problème, comme le montre le témoignage ci-dessous.

Le colorisme est vicieux, dans la mesure où il nous amène à être notre propre ennemie. En nous convainquant qu’on ne vaut rien, il nous amène à nous comporter comme tel, peut-être à s’autocensurer, à saboter des relations, et par là à renforcer une réalité qui nous fait déjà souffrir.

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Sources :

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