Après l’abolition ? #4 Le Brésil

Après Haïti, le Royaume-Uni, la France, il est temps de parler du dernier pays du continent américain à avoir aboli l’esclavage : le Brésil. Encore une fois, l’abolition de l’esclavage au Brésil en 1888 illustre parfaitement cette citation tirée de l’essai Après l’abolition : les fantômes noirs de l’esclavage de Kris Manjapra.

« Pour comprendre pourquoi les fantômes de l’esclavage hantent encore nos sociétés, nous devons non seulement examiner ce que fut l’esclavage, mais aussi la manière inachevée dont il a pris fin »

Cette abolition inachevée est responsable du racisme systémique au Brésil, visible à travers de multiples inégalités raciales. Pour ne donner que quelques exemples, les travailleurs noirs et métis au Brésil ont un revenu mensuel en moyenne 40 % inférieur à celui des travailleurs non noirs. Les personnes noires sont aussi plus touchées par le chômage (8 %, contre 6,9 % pour la moyenne nationale au deuxième trimestre 2024) selon les données de la Dieese.

Une abolition progressive et contrôlée de l’esclavage

Le Brésil, qui est devenu indépendant en 1822, s’est longtemps refusé à abolir l’esclavage en raison des intérêts économiques qu’il représentait pour les propriétaires terriens. L’abolition de l’esclavage s’est donc faite de manière (très trop) progressive et contrôlée.

La loi Feijó (1831)

En 1831, sous la pression de l’Angleterre, le Brésil se résout à approuver la loi Feijó qui interdit le trafic négrier mais il ne s’agit que d’une loi pour tromper les apparences. Dans les faits, le trafic d’esclaves se poursuit dans l’illégalité. Ainsi, au moins 750 000 Africains et Africaines sont amenés de force sur le sol brésilien après l’entrée en vigueur de cette loi, selon les informations recueillies par l’historien Bruno Rodrigues de Lima.

La loi Eusébio de Queirós (1850)

Les pressions extérieures de l’Angleterre et intérieures des mouvements abolitionnistes amènent le Brésil à approuver la loi Eusébio de Queirós en 1850, qui réaffirme l’interdiction de la traite négrière et établit des mesures pour sa répression. Toutefois, l’article 6 de la loi nous montre le contrôle que le gouvernement souhaite exercer sur la liberté des esclaves et la démographie des Noirs sur son territoire. En effet, les esclaves saisis doivent être directement réexportés, et si cela n’est pas possible, ils devront travailler sous la tutelle du gouvernement.

La loi du Ventre Libre (1871)

Le ministère du 7 mars a été à l’origine de la Loi du Ventre Libre.
Dans la partie supérieure de l’affiche, on voit Rio Branco et son ministère aux côtés de Dom Pedro II. Dans la partie inférieure, la déesse Libertas est entourée de femmes noires en position de remerciement, dont l’une tient un bébé né libre. Aux extrémités de l’affiche, on aperçoit des chemins de fer et des embarcations arrivant avec des travailleurs immigrés blancs.
Crédit: Henrique Fleiuss, Honra e Glória ao Ministério 7 de Março, Rio de Janeiro, 1871

20 ans plus tard, le Brésil est l’un des rares pays dans les Amériques à n’avoir toujours pas aboli l’esclavage. Le gouvernement brésilien est donc contraint de faire un pas de plus dans ce processus, en promulguant la loi du Ventre libre. Cette loi déclare libres les enfants nés de femmes esclaves à partir de la date de sa publication. Cependant, vous vous en doutiez sûrement, la loi est rédigée de sorte à conserver les intérêts des propriétaires d’esclaves. En effet, ces enfants « libres » restent à la charge des propriétaires de leurs parents jusqu’à l’âge de huit ans. Ensuite, ces propriétaires peuvent soit recevoir une indemnisation de 600 000 $ par enfant, soit utiliser les services du ou de la mineur·e jusqu’à leurs 21 ans. La majeure partie des propriétaires choisissent la deuxième option, celle-ci leur étant plus bénéfique car en pratique, ils peuvent continuer à traiter ces enfants « libres » comme des esclaves, sans droits ni protection. Les enfants libérés à l’âge de huit ans et confiés au gouvernement sont malades ou en situation de handicap.

En outre, la loi crée un registre où sont répertoriés tous les esclaves de l’Empire. S’il s’agit d’un outil pour mieux contrôler les esclaves, il a été utilisé par des avocats abolitionnistes pour saisir la justice et réclamer la liberté d’esclaves non répertoriés dans le registre.

La loi des Sexagénaires (1885)

Adoptée en 1885, la loi des Sexagénaires libère tous les esclaves de plus de soixante ans. Rares étant les esclaves qui atteignent cet âge, la loi est en réalité un moyen d’entraver l’avancement du mouvement abolitionniste et de maintenir le statut quo.

La loi d’Or (1888)

Messe célébrée le 17 mai 1888, sur le champ de São Cristóvão, à Rio de Janeiro, pour fêter la fin de l'esclavage au Brésil.
Messe célébrée le 17 mai 1888, sur le champ de São Cristóvão, à Rio de Janeiro, pour fêter la fin de l’esclavage au Brésil. Crédit: Antonio Luiz Ferreira

Le 13 mai 1888 marque l’abolition définitive de l’esclavage au Brésil, avec la loi d’Or. La loi a été ratifiée par la princesse impériale du Brésil, Isabel, une abolitionniste qui régente l’empire en l’absence de l’empereur Dom Pedro II.

Le texte de la loi est particulièrement concis :

Sans surprise, ces deux articles brefs ne prévoient aucune mesure d’intégration socio-économique et politique pour les anciens esclaves, aucune reforme agraire pour faciliter leur accès aux terres, aucune indemnisation ou compensation. Les anciens esclaves se retrouvent par conséquent livrés à eux-mêmes et marginalisés après l’abolition.

La lutte des esclaves pour la fin de l’esclavage

Un exemple de quilombo

L’abolition de l’esclavage au Brésil est avant tout une conquête populaire et des mouvements abolitionnistes. Pourtant, elle a été longtemps perçue et dépeinte comme un acte de charité de la princesse Isabel et du Sénat ayant voté la loi d’Or. La princesse Isabel a même reçu le qualificatif de « rédemptrice », occultant ainsi la lutte des esclaves pour leur propre liberté.

Tout d’abord, soulignons que les révoltes et les fuites d’esclaves ont ponctué toute la période esclavagiste et se sont accélérées durant la décennie 1880. Au Brésil, on parle de « quilombos » pour désigner les communautés formées d’esclaves fugitifs et de leurs descendants. Le plus célèbre et le plus grand des quilombos brésiliens, qui aurait réuni environ 20 000 habitants, est celui de Palmares (« Quilombo dos Palmares »), qui a résisté pendant tout le 17ème  siècle aux expéditions militaires portugaises et hollandaises.

À partir des années 1860, des associations abolitionnistes se sont formées et se sont fortement mobilisées en faveur de la cause en organisant des réunions, en débattant sur les stratégies et les moyens de parvenir à une abolition totale de l’esclavage, en aidant des esclaves à prendre la fuite, en publiant des textes, etc. La sociologue Angela Alonso, autrice du livre Flores, Votos e Balas sur le mouvement abolitionniste, recense 296 associations de ce type dans les années 1880.

Les abolitionnistes ont également eu recours à l’art pour faire avancer la cause. Plus de 800 événements artistiques, tels que des spectacles de musique et de théâtre, ont été organisés pour collecter des fonds afin d’acheter des lettres de liberté, pour encourager les gens à libérer leurs propres esclaves et surtout, pour sensibiliser l’opinion publique à la cause abolitionniste. Un bel exemple de cela, c’est quand en 1886 l’abolitionniste José do Patrocínio monte une action en coordination avec la chanteuse lyrique russe Nadina Bulicioff dans le cadre de son opéra Aida au Théâtre Lyrique de Rio de Janeiro. En plein milieu de la représentation, six femmes esclavagisées montent sur scène et reçoivent des mains de la chanteuse russe des lettres d’affranchissement, sous les applaudissements d’une grande partie du public. À l’issue de l’opéra, José do Patrocínio et d’autres membres de Confédération abolitionniste, dont il est le fondateur, collectent des fonds auprès du public pour acheter d’autres lettres d’affranchissement.

Photo de Luis Gama (1830-1882)

Enfin, les abolitionnistes ont emprunté la voie judiciaire afin d’engager des procès en justice pour obtenir la libération d’esclaves. L’une des figures les plus emblématiques est celle de Luis Gama, un ancien esclave devenu avocat qui a libéré environ 500 personnes grâce à des procès devant les tribunaux.

Une abolition inachevée de l’esclavage

Comme dit précédemment, l’abolition de l’esclavage au Brésil n’a été suivie d’aucun projet d’intégration sociale, économique et politique des anciens esclaves. Bien au contraire, sous l’impulsion d’une idéologie raciste, leur intégration dans la société a été volontairement freinée.

Le blanchiment du Brésil

Après l’abolition, les élites brésiliennes souhaitent moderniser la pays et s’inspirent pour cela des théories racistes européennes qui prônent la supériorité de la race blanche. La présence majoritaire d’une population non blanche, et surtout noire au Brésil, est donc interprétée comme un facteur de retard pour la modernisation du pays. De ce constat, naît la théorie de blanchiment du pays. Ce projet politique, qui, comme son nom l’indique, entend blanchir la population brésilienne, a été présentée par une commission brésilienne, dirigée par le directeur du Musée national de l’époque, João Baptista de Lacerda, lors du Ier Congrès international des races, tenu à Londres en 1911. La thèse de  João Baptista de Lacerda « Sur le métis au Brésil » suggère que, dans un délai de trois décennies, le Brésil deviendrait un pays entièrement blanc.

La théorie de blanchiment du Brésil repose sur trois principes : l’afflux d’immigrants européens vers le Brésil ; l’encouragement au métissage ; l’abandon de la population noire issue de l’esclavage.

Ainsi, les lois sur l’immigration à l’époque post-abolitionniste ciblent clairement une population européenne en leur promettant des avantages tels que des aides financières, des terres et des contrats de travail dans les plantations de café. À l’inverse, les immigrants originaires de pays d’Afrique et d’Asie connaissent un traitement différencié, comme en atteste l’article 1 du décret n° 528 du 28 juin 1890 sur l’immigration :

L’État de São Paulo, qui jouissait à cette époque d’un fort dynamisme économique, témoigne de cette politique d’immigration ciblée. Selon l’historien George Reid Andrews, « entre 1890 et 1914, plus de 1,5 million d’Européens ont traversé l’Atlantique en direction de São Paulo, dont la majorité (63,6 %) avec des billets payés par le gouvernement de l’État ».

Les immigrants européens sont aussi censés substituer la main d’œuvre noire. Par conséquent, ils occupent majoritairement les secteurs les plus dynamiques de l’économie, comme l’industrie et le commerce, tandis que les nationaux pauvres, en particulier les Noirs, se voient relégués à des emplois intermittents, moins bien rémunérés et considérés comme de moindre statut : charretiers, balayeurs de rue, nettoyeurs de rails, etc.

Navire avec des Italiens dans le port de Santos, en 1907 – Domaine public
Navire avec des Italiens dans le port de Santos, en 1907 – Domaine public

Rio de Janeiro, l’exemple d’une politique urbaine raciste

La marginalisation des personnes noires de la société brésilienne s’est aussi profondément matérialisée dans les politiques urbaines du pays. En effet, lors de son arrivée au pouvoir en 1902, le président Rodrigues Alves s’engage à faire de Rio de Janeiro la « capitale du progrès » par la mise en œuvre d’une série de réformes urbaines. Or, celles-ci ont considérablement culpabilisé les classes pauvres de la ville, composées en majorité d’anciens esclaves, car elles sont perçues comme dangereuses et un frein au développement de la ville.

De la sorte, un des piliers de cette modernisation de Rio de Janeiro à l’européenne consiste à expulser la population pauvre, qui habite dans des habitations précaires et collectives (« cortiços ») dans le centre de la ville. Ces logements populaires ont été démolis, sous décision du maire de Rio de Janeiro Pereira Passos, pour faire place à de larges avenues et de nouveaux bâtiments. Cette réforme urbaine a donc contraint les habitants pauvres du centre à déménager dans les collines de la ville, avec encore moins de salubrité et loin de leur lieu de travail.

Un autre pilier de cette modernisation consiste à assainir la ville et à la débarrasser de ses épidémies. En 1904, une loi sur la vaccination obligatoire est promulguée, permettant l’usage de la force policière pour vacciner la population contre d’éventuelles épidémies. Cette réforme a provoqué des protestations intenses du 10 au 16 novembre 1904, témoignant de la colère des classes pauvres contre un tel autoritarisme.


Pour conclure, j’espère que cet article vous aura permis de mieux comprendre le racisme systémique actuel au Brésil. Il me paraissait important de l’écrire car l’histoire de l’esclavage et du racisme brésiliens est méconnue globalement en France, contrairement à celle des États-Unis qu’on connaît tous et toutes peu ou prou. Je souhaiterais à l’avenir vous faire connaître des pépites de la littérature antiraciste au Brésil 🔥 !

Sources :

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