La Françafrique : c’est quoi ? #1

Pourriez-vous définir ce qu’est la Françafrique ? En ce qui me concerne, avant de m’y intéresser franchement, cette expression m’évoquait le franc CFA, des opérations militaires françaises en Afrique, des amitiés entre hommes politiques français et africains ou encore Vincent Bolloré, mais je dois avouer que ça restait globalement une notion obscure à mes yeux. Ainsi, lorsque j’ai entendu parler du livre Une histoire de la Françafrique. L’Empire qui ne veut pas mourir, j’ai sauté sur l’occasion pour l’acheter. Cela fait maintenant quelques mois que j’ai entamé cette lecture (qui compte environ 1 200 pages…), et j’en suis ravie ! Certes, j’avance à petits pas mais j’apprends des choses passionnantes qui forgent considérablement ma conscience politique. Je ne pouvais évidemment pas garder pour moi toutes ces nouvelles connaissances, d’où cet article sur ce qu’est la Françafrique, qui (je l’espère !) sera le premier d’une longue série.

La Françafrique, un système de domination néocoloniale

La Françafrique, ce n’est pas juste quelques actions isolées néocolonialistes menées par la  France en Afrique, comme je le pensais auparavant. C’est un véritable système néocolonial qui permet à la France de maintenir diverses formes de domination sur ses anciennes colonies africaines.

Les auteur·ices d’Une histoire de la Françafrique la définissent comme « un système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines. Cette alliance, héritée d’une longue histoire coloniale, mêle des mécanismes officiels, connus, visibles, assumés par les Etats, et des mécanismes occultes, souvent illégaux, parfois criminels, toujours inavouables. Ces mécanismes, qui se déploient dans une relative indifférence de l’opinion publique française, permettent à ces élites franco-africaines de s’approprier et de se partager des ressources, économiques, mais aussi politiques, culturelles et symboliques, au détriment des peuples africains ».

La fabrique des élites africaines

La France « fabrique » des élites africaines loyales à la mère patrie à travers l’école chargée de former les cadres locaux de l’administration coloniale. L’école normale William-Ponty au Sénégal, d’où sortiront des futurs chefs d’État et ministres africains comme Félix Houphouët-Boigny, Modibo Keïta, Hubert Maga, Mathias Sorgho, Hamani Diori, joue un rôle central dans ce processus.

Pour mieux comprendre, concentrons-nous sur la trajectoire de deux hommes qui incarnent cet élitisme africain : Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny.

Léopold Sédar Senghor est né en 1906 au Sénégal. Il reçoit une éducation catholique française et suit ses études supérieures à Paris. Il tire de ce parcours une profonde admiration pour la culture française mais aussi pour l’idéologie coloniale française.

Ainsi, bien qu’il soit aujourd’hui reconnu comme le père de la négritude, sa vision de l’identité noire est en réalité teintée de cette idéologie en essentialisant les personnes noires. Il considère par exemple que la colonisation a eu l’avantage de produire un métissage entre la civilisation européenne – incarnation de la masculinité, de la raison et de la volonté – et la civilisation africaine, son pendant féminin. Dans la même veine, Senghor, élu député en 1945, s’oppose à l’indépendance et défend l’idée d’une réforme de l’Union française (organisation politique de la France et de son empire colonial créée par la Constitution de la Quatrième République) en un système fédéraliste, qui permettrait d’octroyer une certaine autonomie aux colonies africaines tout en renforçant leurs liens avec la métropole. En 1955, alors que se déroule à Bandung en Indonésie la conférence des nations africaines et asiatiques en opposition au colonialisme,  il écrit en réaction dans la revue La Nef :

De son côté, Félix Houphouët-Boigny est né en 1905 en Côte d’Ivoire. Il obtient un diplôme d’instituteur de la célèbre école William-Ponthy, avant d’intégrer l’école de médecine de Dakar en 1925. En plus de ce bagage culturel, il est un grand et riche propriétaire de plantations de café et de cacao, et le chef du canton Akoué.

Houphouët gagne en popularité en créant en 1944 avec d’autres planteurs africains le Syndicat agricole africain (SAA), qui défend les intérêts des planteurs dits indigènes face à l’administration coloniale. Il revendique également l’abolition du travail forcé, de meilleures conditions de travail et des augmentations salariales. Le succès de la SAA, qui réunit rapidement plus de 20 000 adhérents, lui vaut l’hostilité des autorités coloniales. Fort de ce soutien populaire, il est élu député en 1945 et porte une loi d’abolition du travail forcé, qui est adoptée en 1946. Il fonde la même année le Rassemblement démocratique africain (RDA), qui regroupe les responsables politiques et syndicaux africains pour leur permettre de peser sur le destin de l’Union française sans la mainmise des partis métropolitains. Bien qu’il réunit des tendances politiques contradictoires (des assimilationnistes, des nationalistes et des marxistes), le RDA inquiète les dirigeants français qui le perçoivent comme un mouvement procommuniste, d’autant plus qu’il devient la principale force politique dans les colonies africaines. Une répression sévère s’abat alors sur ses membres, et Houphouët est qualifié de « stalinien ».  En réponse à cette répression, Houphouët décide de changer de stratégie en rompant son alliance avec les communistes et en adoptant une politique pro-française.

Le pacte Mitterrand–Houphouët : naissance d’une alliance

Comment expliquer ce volte-face d’Houphouët ? Pour comprendre, il faut s’attarder sur le pacte qu’il signe avec François Mitterrand en 1950. François Mitterrand est alors ministre de la France d’Outre-mer dans le gouvernement de René Pleven. Mitterrand,  sous l’impulsion de René Pleven et du président de la République Vincent Auriol, s’entretient à plusieurs reprises avec Houphouët et obtient de sa part une promesse écrite surprenante. Ce dernier s’engage à ce que le RDA rompe avec les communistes, marginalise ses membres marxistes et ne conteste plus l’Union française. En échange, il demande au gouvernement de lutter contre l’influence des colons dans le commerce du café et du cacao. Une influence qui lèse bien sûr ses intérêts économiques, en tant que propriétaire terrien. Mission accomplie pour Auriol, Pleven et Mitterrand : les parlementaires du RDA quittent le groupe communiste et Houphouët devient un fervent partisan de la coopération franco-africaine, popularisant même l’expression de « Françafrique ».

Ce pacte marque le début de la relation franco-africaine entre François Mitterrand et Félix Houphouët-Boigny. En 1955, les formations politiques des deux hommes se rapprochent pour constituer un groupe parlementaire commun. À l’issue des élections législatives de 1956, le groupe parvient à intégrer le gouvernement de Guy Mollet : Mitterrand est nommé ministre de la Justice et Houphouët devient ministre délégué à la Présidence du Conseil. Ensemble, ils promeuvent la création d’une Communauté franco-africaine et s’opposent aux indépendances.

Comme il l’explique dans son livre Aux frontières de l’Union française,  Mitterrand est convaincu que la France doit consolider sa présence en Afrique contre les concurrences étrangères et les revendications indépendantistes de certains colonisés. Pour ce faire, la métropole devrait réformer son système colonial pour évoluer vers un modèle fédéraliste. Ce vœu se concrétise en partie avec la loi-cadre Defferre de 1956, qui instaure des conseils de gouvernement élus au suffrage universel dans les territoires africains.

En définitive, les dirigeants français se sont assurés d’avoir des alliés dans les colonies africaines pour mieux enraciner leur domination sur le continent. Une partie de ces alliés accédera à la tête des États africains indépendants tout en restant fidèles à l’ancienne métropole. Cette réalité nous invite à repenser de manière critique sur les indépendances africaines.


Sources :

  • Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Thomas Deltombe, Benoît Collombat (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Points, 2023
  • Podcast de France culture Françafrique, une histoire postcoloniale

2 réponses à “La Françafrique : c’est quoi ? #1”

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